Je veux changer le monde

Je veux changer le monde

Le jour où je suis morte

LE JOUR OÙ JE SUIS MORTE

 

 

Les médecins s'agitent tout autour de moi. Ça bouge et ça s'excite, je ne comprends pas pourquoi. Plus aucune douleur n'habite mon corps, je ne souffre plus. Je suis guérie, alors qu'ils me laissent partir comme je suis venue au monde: silencieuse et légère.

 

Oui, je suis née muette et prématurée. Je suis venue au monde après six mois de gestation, par conséquent avec un déficit pondéral très critique. Les médecins avaient annoncé à mes parents que mes chances de survie étaient proches du zéro. Néanmoins, j'ai survécu, je me suis battue bec et ongle pour finalement être emportée par un putain de crabe à l'âge de quarante-cinq ans. Quelle ironie, quand on y pense.

 

Une agitation perpétuelle autour de mon corps, mais bizarrement, je ne me sens plus du tout concernée. J'entends le lointain bip linéaire du monitoring relié à la carcasse qui ne semble plus m'appartenir. Le brouhaha dans la salle me parait tellement irréel. Donnant l'impression d'une radio en bruit de fond à laquelle on baisserait le son au minimum jusqu'à l'éteindre complètement.

 

Ça y est, je n'entends plus rien, je me sens plutôt bien. Mieux que bien, en vérité comme si la souffrance endurée ces dernières années n'avait pas été mienne. Au point, d'en oublier son existence.

 

Je suis aspirée vers le plafond qui domine la chambre dans laquelle je viens de rendre mon dernier souffle. Chantal, l'infirmière qui s'est occupée de moi durant tout mon séjour aux soins palliatifs s'acharne sur ma poitrine, effectuant énergiquement un massage cardiaque. J'ouïs un craquement d'os brisé émaner de cette silhouette alitée. Elle vient de péter une côte au cadavre ambulant dont les paupières sont closes. Apparemment, vue ma mine sereine, mon coeur s'est arrêté pendant mon sommeil, je n'ai rien senti.

Je les vois venir ces charlatans de médecins annoncer à mes proches que lors de mon décès, je n'avais aucunement souffert. Effectivement, lorsque mon heure a sonné, je n'ai éprouvé aucune douleur, toutefois les supplices de ces cinq dernières années, on en parle? Entre les chimios récurrentes, les tonnes de médocs qu'on me refourguait qui me faisaient complètement perdre la notion du temps et de la réalité. L'incendie que ces saloperies de pilules allumaient dans mon estomac comme si on me forçait à avaler de l'acide chlorhydrique et ces traitements qu'on jurait être pour mon bien et contre ma douleur qui, en vérité ne servaient qu'à me maintenir en vie afin d'amasser l'argent de ma mutuelle.

 

Cinq ans de tourments, dépérissant devant ma télévision, explosant mon forfait téléphonique en appelant tous les numéros de guérisseurs dont les pubs vantaient les mérites. Étant muette, je transcrivais ma situation sur mon dictaphone avant de le coller contre le combiné de mon portable.

Parfois, on me raccrochait au nez persuadé que c'était une mauvaise blague de la part d'une intelligence artificielle conçue par un geek ou un pirate avide d'argent. D'autres fois, on me riait au nez, affirmant que dû à mon handicape, je n'aurai jamais les moyens de payer leurs services de professionnels. Il arrivait aussi qu'on prenait mon souci au sérieux, cependant dès que je leur faisais part de mes maigres économies, on m'assurait de prodiguer les soins à la hauteur de ce que j'étais prête à leur donner en échange. Incroyable mais vrai, des individus m'affirmaient que leur semence organique était d'ordre divine et que si je couchais avec eux, tous mes maux disparaîtraient, que je serai guérie au matin venu. A cette époque, j'avais des cheveux et de belles formes. Contrairement à maintenant où j'ai tout l'air d'une juive sortie tout droit d'un camp de concentration.

 

A présent, je suis plaquée contre le plafond, je sais que je peux le traverser, j'en ai la conviction. Je veux poursuivre mon ascension. Seulement, quelque chose me retient, s'accroche en m'interdisant de m'en aller. C'est là que je remarque un fil doré liant mon esprit au corps inerte qui me paraît de plus en plus étranger. Une partie de moi se souvient que cette enveloppe charnelle est celle que l'on m'a prêté à ma naissance et que l'on est venu reprendre après quarante-cinq ans de bons et loyaux services. La nature a récupéré son droit et la locataire que je suis est invitée à prendre ses clics, ses clacs et à vider les lieux rapidement. Le contrat de mon existence est à présent résilié: «Merci Madame et bonne chance pour la prochaine étape»

 

Le cordon brillant me ramène à son bon souvenir. De mes mains vaporeuses, je tire dessus dans l'espoir de le faire rompre et ainsi continuer mon voyage. Impossible, il refuse de céder. Que suis-je censée faire? Je passe en revue l'espace qui m'entoure à la quête d'un ciseau-fantôme aussi transparent que moi. Quand on travaille avec de la ficelle telle que les couturières, les tricoteuses, les brodeuses, il y a toujours une paire de ciseaux à portée de main, généralement. Visiblement, cette règle ne s'applique par pour une âme coincée à la frontière entre la vie et la mort. Alors de quelle manière trancher cette cordelette infernale me retenant prisonnière dans les profondeurs abyssales de mes souffrances?

 

Le réanimateur s'escrime toujours autant sur ce morceau de viande à l'apparence à peine humaine. C'est à cause de lui que cet odieux fil se cramponne à moi pareillement à une affreuse sangsue. J'ai envie de lui hurler de me foutre la paix. Malheureusement, un détail n'a pas changé entre ma vie et mon trépas: mon mutisme.

Désespérément muette comme une carpe. Décidément, entre les sangsues et la carpe, j'aurai du me lancer dans une carrière de piscicultrice. Voilà, que je me mets à faire de l'humour, maintenant. Qui l'eut cru?

 

C'est impuissante que je continue à observer tout ce petit monde en blouse blanche en train de martyriser ce tas de chaire et d'os qui, à mes yeux ne ressemble plus qu'à un costume érodé par les années, émaillé jusqu'à la pointe des orteils.

 

Depuis mon perchoir, je prie pour qu'un coup de théâtre inespéré vienne mettre un terme à toute cette comédie mélodramatique. Ma demande semble avoir été entendue par je ne sais quelle puissance supérieure. La porte de la chambre s'ouvre brusquement, mes pseudos-sauveurs perplexes cessent leur cirque le temps d'une seconde ce qui déclenche un phénomène plutôt encourageant: Mon lien étincelant s'effiloche à la base du nombril de mon ancien véhicule. Bingo! J'étais sûre, ce sont ces insupportables médecins qui m'empêchent de continuer mon odyssée aux côtés de la mort.

Je suis curieuse de découvrir l'identité héroïque qui a permis à mon entrave de s'effiler. C'est cet individu, mon véritable héros. Grâce à lui, je vais définitivement pouvoir tirer ma révérence.

 

 - Arrêtez tout! Ordonne une voix de femme que je reconnaîtrai entre mille. C'est celle d'Elisabeth, ma seule, unique et meilleure amie depuis...ben depuis la crèche enfaite.

 

Je me déplace légèrement afin de ne rater aucune miette de ce qui se joue ici et maintenant.

 

 - Madame, veuillez sortir immédiatement! On essaie de sauver une vie là! Hurle Chantal dont les mains ont continué avec autonomie les massages cardiaques, en dépit de la subite intervention en fracas de mon amie. Cette dernière a les deux bras en l'air, comme si elle se trouvait en état d'arrestation. Dans sa main droite, j'aperçois un téléphone portable. Je trépigne d'impatience de découvrir la suite des événements.

 

 - Je répète. Arrêtez tout!

 -  De quel droit, osez-vous nous donner des ordres? Sortez! Sinon, je serai contraint d'appeler la sécurité.

- Je sortirai une fois que j'aurai accompli ma mission.

- Qui est?

 

Malgré ce dialogue sans fin, le personnel s'agite sans arrêt autour du corps tout en parlant.

 

 -Vous faire part des dernières volontés de Madame Caroline Belevoie, ici-présente. Enfin, si on peut dire.

En regardant la silhouette décharnée et inerte qui repose sur le lit, une ombre amère traverse son visage. Ce qui était autrefois son amie, sa vieille mie de toujours, n'est plus qu'une masse immobile, dénuée de vie. Elle se mord les lèvres, ce qui est signe de tristesse chez elle. Toutefois, elle se ressaisit, chasse une larme rebelle du dos de la main et reprend sa tirade avec détermination. 

 

- Elle ne souhaite pas être sauvée. En voici la preuve.

 

Elle brandit son cellulaire, écran dirigé vers le personnel soignant toujours en pleine tentative de réanimation. Depuis ma place aux premières loges, je m'agace de leur entêtement:

 

«Eh! Les gars! Ça fait plus de cinq minutes que plus aucun oxygène n'alimente mon cerveau. De ce fait, même si par miracle vous arriviez à me ramener, les séquelles seraient terribles. En plus du cancer, je ne serai plus qu'un légume immobile se bavant dessus de tout son soûl. Sérieux! Arrêtez le massacre!»

 

Mon amie appuie sur la touche «play» pour lancer une vidéo, sur laquelle, on me voit, du moins ce qu'il reste de moi: une tête aussi lisse et brillante qu'une boule de billard, des cernes violacées plombent mes yeux d'un bleu aussi terne que délavé, mes fossettes ne sont plus que deux creux aux os saillants et acérés. Mon regard fixe mon propre téléphone sur lequel mes doigts décharnés et aussi fins que des brindilles pianotent sur le clavier tactile. Je me souviens très bien de cette scène, elle a eu lieu il y a à peine quelques heures. C'était juste après le déjeuner, auquel je n'ai pas touché, d'ailleurs. Je mets un point final à mon message et clique sur «lecture». Pendant que la voix robotisée retranscrit oralement ce que j'ai écrit, je dévisage mon ami d'un air inébranlable.

 

«Elisabeth, il me reste très peu de temps, je le sens, je le sais. Je ne vais pas passer la journée. Promets-moi qu'au moment où ce qui doit arriver arrivera, tu convaincras les médecins de ne surtout pas intervenir. De ne surtout pas tenter de me réanimer. Je veux en finir! Je ne peux plus supporter tout cette souffrance. Je suis tellement fatiguée par tout ça. Je t'aime Elisabeth, merci d'avoir fait partie de ma vie»

 

L'image de Lisa m'enlaçant et me jurant de mener à bien ma requête se fige annonçant la fin de la vidéo. Les médecins se jettent des coups d'oeil tour à tour. Après plusieurs secondes d'embarras, le chef d'équipe retire délicatement le stéthoscope de ses oreilles et le laisse pendre lâchement sur sa poitrine. Une moue impuissante et entendu s'affiche sur son visage buriné aux yeux d'un bleu acier perçant.

 

 - Ok, on arrête là. De toute façon, cela fait trop longtemps que le cerveau manque d'oxygène. Quand bien même, on parvenait à la ramener parmi nous, les répercussions seraient chaotiques et il y a 99% de chances qu'elle revienne dans un état complètement végétatif. Heure du décès 18h18.

 

Je serre mon poing fantomatique en signe de victoire. «C'est bien mon grand! Tu es moins bête que tu en as l'air.»

 

Je ressens un soudain relâchement au niveau inférieur de mon esprit nuageux . Le fil doré s'est enfin brisé et mon voyage peut continuer. Avant de m'envoler vers d'autres cieux, j'envoie un baiser invisible à mon amie qui semble avoir senti quelque chose. Elle caresse de la main sa joue droite, versant une larme silencieuse qui se loge aux coins de ses lèvres tremblantes.

 

C'est à la vitesse de la lumière que je traverse tous les paliers de l'établissement hospitalier avant de me retrouver à planer au-dessus de la place réservée aux hélicoptères.

La nuit est si belle, l'air est chaud, le ciel est étoilé, la lune scintille d'un éclat surnaturel. Je n'avais jamais remarqué que la nuit était à ce point magnifique. C'est dans ces moments-là que tout nous semble si merveilleux. En contemplant ce spectacle inédit, un fil repousse de chaque côté de mon âme. J'observe sa prolongation et c'est là que je constate que d'autres esprits volatiles venant de quitter leur corps physique se sont joints à moi. Le lien étincelant fusionne avec chacun d'entre nous, nous reliant comme si nous étions les usagers d'un même wagon destinés à faire un bout de chemin ensemble. Nous nous élevons, guider par celui qui nous précède dans cette chaîne infinie. A un moment donnée, on sera mené à se séparer et notre lien se brisera de lui-même.

 

Ça y est, je me sens guider sur le chemin de la paix. La Terre nous souhaite bon vent et que notre éternelle exploration nous soit bénéfique pour que notre âme se prépare pour les prochaines vies qui nous attendent.

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20/11/2023
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